MAISON D'ARCHITECTE
 
LA MAISON RHEE  
UNE UTOPIE INCARNÉE

A 87 ans, Seund Ja Rhee a gardé l’oeil pétillant, l’énergie et le caractère entier. Elle a construit voici une quinzaine d’année à Tourrettes sur Loup une maison qui est l’incarnation architecturale de l’urbanisme utopique qui s’exprime dans ses peintures. 
 

Par Florence CANARELLI


 
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C’est une maison coupée en deux. Composée de deux hémisphères de 16 mètres de diamètre chacune, blanches, lisses, seulement percées de quelques discrètes ouvertures placées comme au hasard.

Les deux parties se font face, légèrement décalées, l’une des sphères présentant un angle qui avance tandis que l’autre semble reculer.
Fermée sur l’extérieur, les deux maisons se regardent l’une l’autre, au travers de de hautes baies vitrées à montants métalliques.
Entre elles, coulent un ruisseau, qu’on traverse en sautant de rochers en rochers…


 
A l’image de ces gros rochers plats disposés avec art, le cheminement de l’eau est lui aussi très étudié : venant d’une source située au dessus de la maison, elle ruisselle d’abord sur le terrain rocheux légèrement en pente, serpente entre les massifs de fleurs qui bordent les deux façades de verre avant de finir sa course dans un bassin noyé sous les branchages légers d’arbres exotiques.
Et de remonter grâce à un ingénieux système de canalisations souterraines.

 
Blanche de l’expérieur, la maison se révèle colorée, pans de murs d’un superbe bleu cobalt  à l’intérieur, et vitres laissant apparaitre les couleurs gaies - roses, rouges, bleus, jaunes d’or - des oeuvres peintes de l’artiste.
Comme les principes masculin et féminin qui se contemplent, face à face, complémentaires et isolés du monde, depuis la nuit des temps.

 
 

 
Seund Ja Rhee découvre la Côte en 1958, lorsqu’une galerie cannoise expose pour la première fois ses oeuvres. Quelques années plus tard, elle achète à Tourrettes sur Loup, dans un coin isolé qui correspond à son “caractère indépendant”, une “petite ruine” qu’elle restaure et agrandit pour en faire un atelier.

Jusqu’au jour où, un beau matin (c’était à la fin des années 80), trouvant la “lumière mauvaise”, elle décide de bâtir un nouvel atelier - pour concrétiser enfin son utopie de “maquette de ville nouvelle”.


 
Depuis les années 70, elle travaille en effet sur le sujet de la “ville nouvelle vue d’avion”, cherchant un langage intemporel à partir de formes universelles comme le triangle, le carré et le cercle, tout en jouant sur les principes opposés que sont le Yin et le Yang, la mort et la vie, le positif et le négatif…

Après l’urbanisme utopique de son oeuvre peinte, elle passe enfin à l’architecture appliquée, dessinant elle-même “les plans de A à Z”, en s’inspirant tout simplement d’un de ses tableaux majeurs des années 70, sa période abstraction lyrique : deux demi-cercles rouges qui s’interpénètrent comme le Yin et le Yang.


 

D’où ces deux moitiés qui se font face, où elle installe d’un côté un atelier de gravure, de l’autre de peinture, la lumière entrant à flot par les baies vitrées autant que par des ouvertures dans le plafond.

Seund Ja Rhee aime expliquer sa rivière, symbolique sur plusieurs plans :
- “Dans la mythologie orientale, la rivière d’argent représente la voie lactée, mais aussi la terre, le soleil, le néant, le zéro, situé entre le positif et le négatif. L’eau qui coule est aussi le “moteur du Yin et du Yang, ce qui est vivant, ce qui bouge, ou encore  le fleuve qui coupe souvent une ville en deux (la Seine à Paris). C’est également un souvenir d’enfance, car je me revois à 5 ans, j’habitais au pied d’une cascade et allais à l’école en sautant de pierres en pierres”


 
Seund Ja Rhee partage ainsi sa vie entre les planches, rondelles de bois, scies, limes et rabots destinés à la gravure - ainsi que, après avoir franchi en quelques bonds sa rivière d’argent, ses chevalets et pots de peinture - quand elle ne mélange pas les deux en collant des troncs d’arbres sur ses tableaux abstraits.

 
Car elle travaille encore plusieurs heures par jour, “Comme un robot, j’ai toute ma vie beaucoup travaillé. Sinon quoi ? … Sinon je suis morte…”
Sans oublier de se détendre en grimpant dans sa mezzanine, aux cloisons et fenêtres en bois clair et papier à la japonaise, où elle a sa chambre, une salle de bain à baignoire circulaire … Et surtout un fauteuil merveilleusement placé d’où elle voit, d’un côté, le village de Tourrettes au loin, son jardin en premier plan, et de l’autre, une de ses oeuvres majeures accrochée au mur, juste au bon endroit : deux demi-cercles rouges qui s’interpénètrent comme le Yin et le Yang. 

Tout récemment, elle a réalisé un rêve de jeune fille : prendre le trans-sibérien - de Moscou à Pékin - passant en quelques jours de l’extrême Occident à l'extrême Orient  : un voyage qui l’a mis en parfait accord avec elle-même et avec la recherche de toute une vie.


 
 
Seund Ja Rhee

Née en Corée du sud en 1918, Seund Ja Rhee quitte son pays natal en 1951, au moment de la guerre de Corée, pour s’installer à Paris.
Femme, mère, artiste, Seund Ja Rhee connait “tout de l’histoire humaine”, ce qui lui permet de “nourrir sa peinture de son expérience”.
Mariée à 20 ans en Corée, elle a eu quatre fils, qu’elle quitte à 33 ans, au moment de la guerre de Corée -  sacrifiant tout à son art pour réaliser son rêve : s’installer à Paris.
Devenue peintre et graveur sur bois renommée, elle a toujours gardé un atelier à Paris, dans le 6ème, où elle vit encore six mois par an. Tout en ayant depuis plus de trente ans élu domicile pour l’été en pleine campagne, non loin deTourrettes sur Loup,


 
Passer de la très grande ville au calme absolu, voila qui reflète bien son goût pour les extrêmes - puisqu’elle est “née en Extrême Orient et vit en Extrême Occident”, selon les termes du critique d’art Alain Jouffroy.
Depuis ses premières oeuvres figuratives, elle évolue vers une simplification des formes, inspirée de la nature, qu’on a pu qualifier d’abstraction lyrique.
Faite chevalier de l’ordre des arts et lettres en 1991, elle a inspiré de nombreux textes et expositions à Michel Butor.
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