A Roquebrune-Cap Martin, un sentier longe
la mer, sous la voie ferrée. Un portail minuscule, un escalier exigu
et, en contrebas, un modeste cabanon enfoui sous la vigne. Seul le site
est grandiose : un golfe superbe, des falaises abruptes et la mer à
nos pieds. Vous êtes cependant dans un site historique car c’est
là que se trouve le “cabanon de Le Corbusier”, une oeuvre chère
à tous les amateurs d’architecture moderne. D’ailleurs, la visite
guidée du Cabanon, proposée par l’Office du Tourisme local,
est devenu un must pour les étudiants en “archi” du monde entier.
Les Japonais entre autres en sont très friands.
Le château ? Impossible de faire plus
simple : sur une étroite bande de terre, face à la mer, trône
une méchante baraque en planches avec une porte et une fenêtre,
un point c’est tout.
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Cependant, aussi étrange que cela paraisse,
le grand architecte mondialement connu sous le surnom de Le Corbusier est
venu, durant 18 ans, tous les étés au mois d’août,
en vacances dans un cabanon construit de ses mains sur le terrain modeste
d’amis à lui, les Rebutato. Alors même que, le reste de l’année,
il publiait des livres, inaugurait ses plus grands chantiers (Chandigarh
en Inde ou la Cité Radieuse à Marseille), exposait ses peintures
et donnait des conférences partout dans le monde … avant d’être
nommé Grand Officier de la Légion d’Honneur !
"Atteindre la poésie
par la rigueur"
Voila un château qui pourrait paraître
décevant (16 mètres carrés de rondin de bois et matériaux
industriels) …
Sauf si l’on se rappelle le “ Modulor”, un
système de mesures directement lié à la taille humaine,
inventé par Le Corbusier, qui renouait ainsi avec le Nombre d’Or
cher aux bâtisseurs de l’Antiquité.
Soit une mesure-étalon de 2,26 mètres,
la taille moyenne d’un homme le bras levé. Car “Corbu” voulait “revenir
à l’échelle humaine”, que nous aurions perdu avec le système
métrique.
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Le Modulor (un homme le
bras levé)
pour garder
l'échelle
humaine |
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Regardons le cabanon avec d’autres yeux :
2,26 mètres de haut et 3,66 mètres de large, ce sont des
combinaisons résultat de l’emploi du Modulor !
- “La poésie est un phénomène
d’une exactitude rigoureuse”, disait-il. Le cabanon est donc bien une application
pratique de ses idées : atteindre la poésie par la rigueur.
Visitons le cabanon : à l’intérieur,
une seule pièce et un mobilier minimaliste. On trouve là
un lit, étroit surmonté d’un étrange oreiller sculpté
dans le bois, une table pivotante à un pied, des placards intégrés,
deux cubes en bois servant de chaises, un petit lavabo rond en inox et
une vitre de fenêtre astucieusement remplacé par un miroir
pour se raser. Seul luxe, les couleurs : sol peint en jaune, plafond vert
et orange pâle, des couleurs typiquement le corbusiennes. |
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Plutôt spartiate pour un château
mais cependant complètement original et inédit : le parfait
prototype d’une “machine à habiter”.
Retournons en arrière, au début
des années 20. Dans la revue l’Esprit Nouveau, Le Corbusier se fait
connaître comme le théoricien d’une nouvelle culture progressiste
où l’architecture aurait une place de choix. Sa grande idée
: adapter l’architecture à la civilisation industrielle, jeter un
pont entre art et industrie. Refusant la tradition académique, qu’il
juge inadaptée à l’époque, il appelle de ses voeux
une architecture de rupture sans aucun élément connu, faite
de chocs visuels et d’innovations tous azimuts.
De quoi choquer plus d’un traditionaliste
! |
"La main humaine est une
chose formidable"
"A Roquebrune, Le Corbusier arrivait par
le train bleu avec sa femme. Ici, il se détendait, passant ses journées
torse nu, en short, chaussé de vieilles espadrilles … Il se baignait,
lisait beaucoup, prenant des notes avec un minuscule crayon qu’il perdait
toujours" : c'est du moins le témoignage, recueilli en 1986,
de Madame Rebutato, voisine et amie de l'architecte, aujourdhui décédée.
Car pendant des années, Le Corbusier
venait en vacances à "L'Étoile de Mer", une guiguette appartenant
à son ami Thomas Rebutato. Auprès de laquelle il construisit
son cabanon, en 1952 seulement. |
La main de Corbu,
imprimée dans la peinture
sur le mur du cabanon
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Madame Rebutato
photographiée en 1986
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Et il peignait sur les murs … Des fresques
murales représentant des silhouettes humaines stylisées,
au milieu desquelles on voit encore l’empreinte de son pied et de sa main,
sans doute imprimée dans la peinture fraîche.
Plus étonnant, il a peint également
une fresque sur les murs de la villa de sa voisine et amie Eileen Gray.
- “La main humaine est une chose formidable,
écrivait-il, l’architecture se conçoit dans le cerveau mais
c’est la main qui agit …”
Fils d’un horloger de La Chaux-de-Fonds, Corbu
a commencé sa carrière comme graveur de montres : il était
d’abord un manuel. C’est sans doute pourquoi il aimait aussi peindre et
sculpter. La peinture en particulier lui tenait à coeur : “le secret
de ma recherche, il faut le découvrir dans ma peinture.” |
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Moderne encore aujourd’hui
Le Corbusier s’est noyé le 27 août
1965 au large de Roquebrune. Il est enterré, près de sa femme
qu’il adorait, dans le petit cimetière du village, dans une tombe
qu’il avait lui-même dessinée. Après sa mort, les compliments
se sont mis à pleuvoir : “cet homme universel”, ce “visionnaire”
… Pourtant, toute sa vie durant, il dut se battre contre l’adversité.
Autodidacte épris de liberté,
il fut, fondamentalement, un créateur, faisant table rase du passé
pour proposer une vision neuve de l’avenir. Il est aujourd’hui encore un
symbole de modernité. En témoignent sa chaise longue et son
fameux fauteuil carré, réédités par Cassina
et revenus à la mode ces dernières années. Ces villas
blanches avec toit-terrasse, fenêtres en longueur et pilotis, indissociables
de son style.Témoin encore ce slogan, que ne renierait pas un écologiste
: “la présence quotidienne dans le logis au travail et dans la ville,
des joies essentielles, le soleil, l’espace, la verdure”.
Si on lui a reproché d’être à
l’origine des inhumaines “tours et barres”, lui pensait qu’il faisait une
expérience sociale. Ainsi, la cité radieuse de Marseille,
était selon lui un “service public de l’habitat”, géré
par les résident eux-mêmes et comportant, intégré
dans une unité d’habitation, des rues intérieures, avec boutiques,
un hôtel, une école, une aire de jeu et un théâtre
en plein air sur le toit. Les logements étaient novateurs sur bien
des plans : espace, lumière, aération, isolation phonique,
emploi du béton brut mais peint de couleurs vives. |
Son épouse
Yvonne, dont il
reste cette photo accrochée au mur
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En avance sur son temps
Le Corbusier ouvrait une voie nouvelle … pour
le meilleur et pour le pire. Le problème du logement social reste
un défi pour les architectes : comment construire des logements
bon marché mais agréables à vivre, humanisés
et qui plus est, esthétiques ?
Résolument progressiste, Le Corbusier
se savait en avance sur son temps, disant avec un peu de regret : “je voudrais
bâtir pour des jeunes, des jeunes qui pourraient comprendre”.
Faute d’avoir pu le faire, du moins a-t-il
formé des générations d’architectes qui, quoiqu’ils
disent, lui doivent beaucoup. Malgré tout, sans doute faut-il l’imaginer
heureux durant sa vie : le bonheur se porte à l’intérieur,
fruit d’une contrainte agréable, de la tolérance, de la solidarité,
du dévouement, du courage, du sacrifice”.
J’ai un château sur la Côte d’Azur
disait-il en parlant d’un cabanon … |
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