SAGA
 

Le mouvement Supports/Surfaces
 

Considéré comme un des derniers grands mouvements des "avant-gardes" en France, Supports/Surfaces n'aura duré que quelques années : né lors d'une première exposition historique à Coaraze, il fleurira le temps d'un bel été 70, avant d'être miné par les dissensions alors de rigueur entre gauchistes, anarchistes et apolitiques. Révolutionnaire !

Par Florence CANARELLI

Le "haricot écrasé",
spécialité de Claude Viallat


 
Revenir sur ART-COTE

 
 
A la fin des années 60, la mode est aux remises en question radicales. En particulier dans le domaine artistique, où on porte un regard critique sur l'oeuvre et même sur le processus de création. Les Américains lancent l'art minimal tandis que les Italiens inventent l’Arte Povera. Mais contrairement aux artistes américains qui acceptent le jeu du marché, les Français choisissent la politique de la table rase.
"Tout est art", dira Ben.
Une génération d'artistes se retrouve sur la même longueur d'ondes pour "questionner la peinture", depuis le besoin de peindre jusqu'à la destinée du tableau dans le circuit marchand.
A commencer par l'éphémère "groupe" BMPT (qui rassembla un temps quatre individualités, Buren Mosset Parmentier Toroni).
BMPT fut le premier à annoncer la "mort" de l'artiste, dans une exposition de groupe qui eut lieu en 1966 au musée d'art moderne de Céret (Pyrénées orientales). Parmi eux, Ben, l'agitateur niçois, et déjà, quelques futurs membres du mouvement qui allait devenir Supports/Surfaces.

Ben en 2006
(photo FC)


 
 

Oeuvre de Daniel Dezeuze

Bernard Pagès dans son atelier en 2006
(photo FC)

"L'objet de la peinture, c'est la peinture elle-même"

Si tout est art et l'artiste mort, que reste-t'il ?
A  déconstruire. A "questionner" la peinture et sa pratique, à démonter le support et la surface d'un tableau pour en révéler la substance. Pourquoi pas en mettant à nu les éléments picturaux, la toile, le châssis, les pigments de couleurs … Et, par voie de conséquence, à oublier les références à la personnalité de l'artiste, à sa biographie ou même à l'histoire de l'art. Interdire les projections mentales ou autres divagations oniriques du spectateur. Produire des oeuvres neutres, sans lyrisme ni profondeur expressive.
Tels furent les choix de cette génération, née après la guerre ou juste avant, et qui grandit  pendant les "trente glorieuses" avant de faire sa révolution en mai 68.
Souvent considéré comme le chef de file du mouvement, le nîmois Claude Viallat préfère parler de "cooptation" et d'estime mutuelle.
Pour lui, c'est l'exposition en plein air de juillet 1969, dans les ruelles du village de Coaraze (Alpes Maritimes), qui marque le début du mouvement Supports/Surfaces.
Outre Claude Viallat, on y trouvait Bernard Pagès, Martin Saytour et Daniel Dezeuze. Tous les quatre sont originaires du sud de la France : Nîmes pour Viallat, Cahors pour Pagès, Nice pour Saytour et Alès pour Dezeuze.

Déjà, chacun d'entre eux a choisi sa voie, sa propre stratégie artistique : Viallat a inventé depuis 1966 son gimmick (une forme de haricot écrasé) qu'il répétera désormais partout, libérant également la toile du châssis et l'imprégnant de couleurs qui transfèrent sur l'envers.
Dezeuze découpe le châssis en lamelles de bois pour créer des environnements qui deviennent sculptures posées au sol ou objets installés au mur.
Saytour déborde le cadre du tableau, pratiquant pliages, assemblages,  trouages et mises en boite, tandis que Pagès le sculpteur utilise déjà des matériaux bruts comme le bois et la pierre.


 

Claude Viallat, Jean-Pierre Arnal, Jean-Pierre Pincemin, Louis Cane



Un si bel été 70

L'été 1970 voit fleurir les manifestations champêtres dans le sud de la France, depuis les Alpes Maritimes jusqu'au Roussillon ; cet été-là, une douzaine d'expositions eurent lieu en même temps, dans une prairie du petit village de Contes, dans le lit du Paillon ou sur une plage niçoise, dans une carrière du côté de Palavas  …
Fort de ce succès, le mouvement trouve ses marques, son nom, Supports / Surfaces - et surtout, un lieu d'exposition digne de lui, en octobre 1970, au Musée d’art moderne de la Ville de Paris.
Trois petits nouveaux se joignent au groupe : Bioulès, Valensi, Devade.
Vincent Bioules propose des étendues colorées animées de bandes verticales, André Valensi expose des bouts de ficelles nouées.
Quant à Marc Devade, décédé en 1983, il resta, lui fidèle à la toile tendue sur châssis mais fut surtout un théoricien et un poète qui réfléchit sur les notions d’abstraction et de figuration.
En 1971, une deuxième exposition importante eut lieu à Paris, au Théâtre de la Cité Universitaire, avec un groupe désormais important d'artistes - dix - les mêmes auxquels s'ajouteront  le Nîmois André-Pierre Arnal, les niçois Louis Cane et Noël Dolla, et le parisien Jean-Pierre Pincemin.
André-Pierre Arnal pratique le fripage, froissage, ficelage, frottage. Louis Cane travaille également à cet époque le pliage, le découpage ou le recouvrement. Noël Dolla révèle la texture de la toile par des procédés de marquage qui mettent à jour ses éléments. Jean-Pierre Pincemin décline des monochromes à peine modulés.
Bref, avec Supports/Surfaces, l'artiste cherche à établir un constat plutôt qu'à créer une œuvre d'art.
Aujourd'hui, la toile non tendue sur châssis, l'utilisation de matériaux de récupération ou les déstructurations sont devenus monnaie courante dans l'art contemporain.

Marcel Alocco en 1970


 

Bernard Pagès, Daniel Dezeuze, Vincent Bioulès, Pierre Buraglio


Une oeuvre de Noël Dolla, 1970

Une oeuvre de Charvollen (1989)

Quand la politique s'en mêle …

Cependant, en cette année 71, une troisième exposition eut lieu au théâtre de Nice, où déjà, le jeune mouvement se scinde en deux, une partie exposant dans le foyer, l'autre dans la salle principale.
D'un côté, l'anarchiste Dolla et le modéré Viallat, de l'autre, les sympathisants communistes et autres maoistes (Bioulès, Cane, Devade, Dezeuze…).
Car ces derniers viennent de fonder une revue, intitulée "Peintures, Cahiers Théoriques", très marquée à gauche :
- "Si tu ne t'inscris pas au Parti Communiste, tu finiras dans les poubelles de l'histoire", aurait dit Louis Cane à Noël Dolla !

De discussions sur l'art en désaccords politiques, apparaissent bientôt des divergences de stratégies artistiques, à cela s'ajoute une rivalité entre Paris et la province … Quand Claude Viallat choisit de "démissionner", c'est l'éclatement du mouvement.
Suivront bien encore quelques expositions ici ou là, dont une itinérante, "Nouvelles peintures en France", inaugurée à Saint Étienne, en 1974, mais les plus engagés refusent d’y participer.
N'oublions pas le Groupe 70, constitué à Nice d'anciens élèves de Viallat (Max Charvollen, Maccaferri, Martin Miguel, Vivien Isnard et Louis Chacallis), qui interrogeait l'histoire de l'image et de la représentation.

Chaque artiste suivra ensuite désormais seul son propre chemin, de la figuration à l'expressionnisme abstrait. 

Depuis le début de l’année 2001, le groupe «Supports/Surfaces» occupe la place qu’il mérite au Centre Georges  Pompidou, un espace entier lui étant consacré (salle 11, niveau 4)


 
 
Claude Viallat libère la toile du châssis

- "Le châssis c'est le crime", pourrait dire Claude Viallat.
Sa carrière d'artiste commence vraiment en 1966, quand il adopte sa posture d'artiste contemporain, choisissant de libérer la toile du châssis. Et de décliner son gimmick, qui est à la fois une forme abstraite et un procédé de pochoir qui s'inspire d'une technique traditionnelle de sa région natale.
Né à Nîmes en 1936, Claude Viallat est resté très attaché à sa ville natale, où il a enseigné, travaillé à son art et pris aujourd'hui sa retraite. 
D'ailleurs, même s'il a enseigné aussi à Nice et à Paris, il reste imprégné de sa culture nîmoise, passionné qu'il est de tauromachie, un sujet qu'il aime traiter en peinture.
Artiste reconnu, Claude Viallat  a représenté la France à la biennale de Venise en 1988 et répond à des commandes publiques depuis lors.
A l'époque de Supports/Surfaces, il cherchait surtout à renoncer à la peinture en tant que représentation pour ne montrer que sa seule réalité matérielle. 

Aujourd'hui encore, Claude Viallat poursuit le même chemin : "déconstruire le tableau, repenser la peinture à partir de la notion de la fin de l'art, requestionner la peinture depuis ses origines. J'ai toujours eu un travail en spirale, qui est resté dans la même rotation"


 

Noël Dolla, fier d'être "peintre", malgré tout 
 

Pour Noël Dolla, la première expo du groupe remonte au 14 décembre 1967, dans la galerie "Ben doute de tout", que Ben posséda durant quelques mois, située près de sa boutique, rue Tonduti de l'Escarène
Sous le titre "le Hall des remises en question", Dolla y montra ses premiers étendoirs, Saytour ses cartons ondulés, Louis Cane ses tampons tandis que Viallat déclinait déjà son gimmick sur toile libre. 

Né à Nice en 1945, Noël était dans le mouvement "le petit jeune" qui fut parfois mis de côté, comme à Coaraze, ce qui "le rendit furieux".

Doté d'un caractère fort et  imprévisible, Noël Dolla, en art comme dans sa vie, a toujours choisi la démarche la plus radicale.
Mis à la porte de la Villa Arson où il fit ses études, il la réintégra pourtant bientôt en tant que professeur : une sécurité de l'emploi qui l'aida sans doute aussi à se tenir à  son rejet idéologique du marché et de ses lois.
 

 


 
Lors de sa première exposition personnelle, en octobre 1969, il peignit en rose les rochers de la cime de l'Authion, puis la neige en rouge et vert un an plus tard … Tout en refusant  toute valeur marchande aux rares photos qui ont été faites de ces oeuvres de 'land art" :
- "Le marché doit se créer sur la réalité de l'oeuvre, ce n'est pas à l'artiste de plaire au marché … J'ai toujours choisi l'espoir de l'oeuvre contre la carrière".

Resté anar, et plus que jamais anticlérical, en rougne contre le monde tel qu'il est, Dolla poursuit aujourd'hui son travail dans le même esprit, continuant à questionner la peinture, dans sa forme et dans son fonctionnement idéologique, faisant feu de tous bois : acrylique, goudron, plumes, cire, fumée, acier, gants de toilette, torchons, tubes de néon ou galets de la plage de Nice. Tout en affirmant qu'il reste un peintre :

- "Dire que je suis peintre, c'est ma fierté. Être un jour reconnu comme le perpétuel mutant d'une pratique conceptuelle de la peinture sera mon honneur."


 

Noël Dolla en 2006 (photo FC)

Supports/Surfaces raconté par Noël Dolla 

- "Au commencement était un petit groupe de jeunes gens qui pensait pouvoir changer la forme et l'esprit de l'art et par là même changer l'univers. C'était le début des Seventies. L'art pouvait être fait de torchons, de serpillières, de mouchoirs, il pouvait même être Ménager … Ce petit groupe croyait dur comme fer que Marx avait encore de beaux jours devant lui, que Freud et Lacan n'étaient pas des farfelus, que Debord, Lévis-Strauss, Mallarmé, Artaud, Umberto Ecco, Deleuze, Guatarri, Guevarra, Castro et tant d'autres, étaient les leviers d'airain d'un monde nouveau, plus juste et plus intelligent. Tout simplement le rêve d'une société plus humaine.
… C'était le temps de l'étude, le temps du refus des petits coups faciles et des arrangements servile avec l'ordre établi. Nous refusions que notre art serve de faire valoir aux petits et grands bourgeois du mondial capitalisme naissant et du mal absolu, la renaissance des religions et des croyances. 
… Fidèle à la pensée originelle de mon oeuvre, je reste pour ma part persuadé que nous avions raison. Demain ou après-demain, la volonté qui a été la nôtre et qui reste la mienne deviendra par l'alliance de la connaissance de la poésie et de la raison, un chemin de ronde pour l'esprit. " (Noël Dolla, 2006)


 
Revenir sur ART-COTE