Le Corbusier est
un architecte autodidacte. Eileen Gray aussi et c’est peut-être,
entre autre, ce qui les a rapproché. Mais également sans
doute leur goût commun pour l’architecture “moderne”, comme on disait
dans les années 20 et qu’on classerait aujourd’hui dans le courant
“moderniste” et “fonctionnaliste”.
Décoratrice (on dirait aujourd’hui
“designer”) dans la première partie de sa vie, Eileen Gray (1878-1976)
se tournera peu à peu vers l’architecture. Cette irlandaise venue
s’installer à Paris au début du siècle nous a laissé
des meubles étonnamment modernes (utilisant le chrome et l’acier
tubulaire), et deux villas sur la Côte d’Azur, qui sont également
deux purs exemples d'architecture moderne.
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Comment Eileen Gray est devenue
architecte
Décoratrice - on dirait aujourd’hui
“designer” - dans la première partie de sa vie, Eileen Gray (1878-1976)
se tournera sur le tard (à 45 ans) vers l’architecture. Cette irlandaise
venue s’installer à Paris au début du siècle nous
a laissé des meubles étonnamment modernes (utilisant le chrome
et l’acier tubulaire), et deux villas sur la Côte d’Azur, qui sont
également deux purs exemples d'architecture moderne.
D’ailleurs, selon ses propres termes, elle
voulait créer une “architecture fonctionnelle où le beau
est utile … Une architecture pour l'homme moderne … où seul doit
être considéré l'homme, mais l'homme d'une époque,
avec les goûts, les sentiments et les gestes de cette époque”.
Si elle s’intéresse à de Stijl
et au Mouvement Moderne des années 20, c’est sa rencontre avec l’architecte
Jean Badovici qui sera déterminante. A la lecture de la revue "L'Architecture
vivante", dont Badovici est le co-créateur, elle prend connaissance
des grands courants architecturaux d'Europe, d'Amérique et de Russie. |
C’est à son contact, qu’elle rencontre
Le Corbusier, dont elle a lu le livre "Vers une Architecture".
En collaboration avec Jean Badovici, elle
travaille à plusieurs rénovations intérieures (Vezelay,
1926 à 32), et dessine meubles et tapis pour la Villa de Noailles
de Robert Mallet-Stevens (à Hyères).
Avec lui, elle entreprend plusieurs voyages
pour étudier des exemples d’architecture moderne.
Enfin, sous ses encouragements et ses conseils,
elle se lance dans la réalisation de sa première villa, E
1027.
Or, si Eileen Gray est célébrée
aujourd’hui pour son mobilier, son oeuvre d’architecte est encore à
découvrir. Et c’est la mission dévolue à Renaud Barrès,
un jeune architecte qui a consacré sa thèse d'architecture
à Eileen Gray. Aujourd’hui chargé de mission par la commune
de Roquebrune-Cap Martin pour la sauvegarde de la Villa, il en connait
par coeur l’histoire. |
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La conception dure trois
ans (1926-1929)
Si on ne connait pas le détail de leur
relation, on peut en voir le fruit dans cette villa, “qui était
un cadeau qu’Eileen (par ailleurs très riche), a fait à Jean”.
Baptisée explicitement E 1027 (E=Eileen, 10=Jean, 2=Badovici, 7=Gray),
elle est destinée à “un homme seul, sportif, qui peut accueillir
beaucoup d’amis”.
S’improvisant architecte, Eileen va travailler
durant trois ans à dessiner les plans, surveiller les travaux et
créer de surcroît le mobilier en fonction de l’espace, plutôt
réduit (160m2 sur deux niveaux) … Un mobilier conçu “en osmose
avec l’architecture” et c’est une des grandes originalités de E
1027. A sa manière, discrète, elle réalise “une maison
innovante, opposant une scénographie architecturale (où vous
êtes acteur) à la promenade architecturale de Le Corbusier”. |
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Influencée malgré tout par le
grand architecte suisse (sa villa est blanche, sur pilotis, les fenêtres
en longueur et le plan libre), Eileen, s’inspirant de la manière
de vivre dans le Sud, y ajoute sa touche personnelle.
On connait ses meubles “à vivre”, miroir
satellite (un petit miroir pivote autour du grand pour se voir par derrière
et ainsi se raser facilement la nuque), table recouverte d’une épaisseur
de liège pour éviter le bruit des couverts ou ses paravents-penderies.
On connait moins ses inventions, pourtant
géniales, de systèmes de ventilation naturelle (on dirait
“bio-climatique”) : une porte faite en lamelles de bois pivotantes, des
persiennes coulissant sur rail.
Menant au toit, un escalier à vis orienté
pour utiliser le vent d’est. Au dessus de la baignoire, une ouverture au
plafond en verre dépoli, basculante pour l’aération. |
La chambre de Badovici en 1930 |
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Octobre 2001 : une visite
de E 1027
Lors de ma visite en octobre 2001, accompagnée
de Renaud Barrès, la villa n’était plus à l’abandon
- bien qu’un gros rat ait choisi ce moment pour montrer le bout de sa queue
- mais les travaux de restauration s’annonçaient longs et couteux
(estimés par la commune à 5 millions de francs).
L'entrée de la Villa, autrefois peinte
en blanc et les persiennes coulissantes.
L’entrée (d’un rouge sourd) n’a plus
sa couleur d’origine, qui était blanc, tout simplement et les ingénieuses
persiennes coulissantes sont bien écaillées et rouillées. |
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Seuls demeurent les carreaux noirs du sol
de l’entrée, carreaux qu’on retrouve partout dans la maison.
Le mur noir du hall a gardé traces
des messages-clins d’oeil au pochoir d’Eileen : ENTREZ LENTEMENT et SENS
INTERDIT (indiquant l’entrée de la bonne).
Mais une fresque, peinte par Corbu à
la fin des années 30 - et très mal restaurée récemment,
dans des couleurs trop aggressives - “occulte le message véhiculé
par cette maison”, selon Renaud Barrès.
L’entrée, “labyrinthique”, est faite
pour désorienter : obligé de tourner à droite, puis
à gauche dans un étroit couloir, le visiteur est amené
d’emblée au plus spectaculaire, la vue sur la mer, encadrée
à l’époque entre les deux toiles de la pergola de la terrasse. |
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Une pergola, si l’on en croit les photos d’époque,
qui était en toile bateau bleue, à structures métalliques,
protégeait la rembarde et faisait un auvent sur toute la longueur
de la terrasse.
Dans l’entrée, il reste la niche à
chapeau et le paravent-penderie, conçu en demi-cercle, aujourd’hui
à l’état de squelette.
Nous voici dans la grande pièce, un
living room sans cloisons, où les espaces sont définis par
les couleurs du carrelage au sol : gris (pour le coin repas), noir, ou
blanc.
Au fond à droite, un mini paravent
(blanc à l’origine, aujourd’hui peint par Corbu) cachait un coin
toilette avec lavabo et douche, astucieusement entourée d’un rideau
sur rail.
En face, un lit d’appoint, entouré
d’une moustiquaire sur cable, qui se cachait dans une boite discrète. |
Une discrète fenêtre verticale,
très étroite, monte jusqu’au plafond : une partie est en
verre dépolie, l’autre pivote pour l’aération.
Une double-porte (qu'on voit bien, au fond,
sur la photo) donne sur l’extérieur : l'une est faite en lamelles
de bois pivotantes, pour l'aération.La petite cheminée (à
droite) est placée au sud, pour "pouvoir contempler le feu tout
en regardant la mer".
La terrasse s’étend, côté
mer, sur toute la longueur du living-room, afin d'assurer vue et clarté
maximale.
Subtilité : le même carrelage,
d'un gris soutenu, se prolonge sur la terrasse, pour effacer les différences
intérieur-extérieur. Malheureusement, sans doute à
cause des infiltrations de pluie, un des propriétaires précédents
a cru bon d’ajoute un vilain seuil en béton blanc, cassant l’harmonie
d'origine.
De l'autre côté du living, le
coin repas était meublé d’une table légère
“style camping”, aux montants métalliques mais recouverte d’une
épaisseur de liège pour “éviter le bruit des couverts”,
et du fauteuil asymétrique à un accoudoir.
Une planche en zinc tenait lieu de bar pliable. |
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Un mini couloir, avec faux plafond éclairé,
mène à la chambre de Badovici.
Le sol est en en carrelage, blanc pour l’espace
lit et noir pour l'espace travail, devant la fenêtre avec vue sur
la mer.
Le coin toilette était séparé
par un paravent-faisant office d’armoire en aluminium (acheté 300.000
francs par le centre Beaubourg).
Un lustre blanc métallique, suspendu,
en verre transparent côté chambre, et imprimé côté
bureau (bien visible sur la photo d'époque), a aujourd'hui disparu.
Par contre, Renaud Barrès a retrouvé
un petit bidet en bois blanc … signé Thonet. |
Dans la salle de bain attenante, il reste
la baignoire à pied ancienne, qui était alors (voir photo)
habillée de feuille d’aluminium.
Au dessus, une ouverture au plafond en verre
dépoli, basculante pour l’aération, existe toujours, de même
que les carreaux noirs recouvrant les murs et le sol. Ainsi qu'un meuble
de salle de bain en bois blanc, dessiné par Eileen Gray.
Après la salle de bain, un étroit
escalier en colimaçon descend vers la chambre d’amis, dont un mur,
qui part en oblique, était peint en vert anis, l'autre étant
"décoré" d'une fresque de Corbu un tantinet aggressive.
L'armoire est encore là, astucieuse,
éclairée, avec ses “tiroirs” qui ne se tirent pas mais ferment
grâce à des clapets dans la partie basse, son étagère
en verre au dessus de la penderie. |
La salle de bain en 1930 |
Le solarium, aujourd'hui
quasiment intact
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Enfin, c'est dans le coin toilette, près
de la fenêtre, si l'on en croit les archives photos, que se trouvait
alors le fameux miroir-satelitte, composé d’un grand miroir rond
et d’un petit avec un bras pivotant, conçu “pour permettre à
Badovici de se raser la nuque”.
Le couloir suivant mène à la
chambre de bonne (minuscule, même si elle a un fenêtre sur
la mer) puis un nouvel escalier à vis conduit sur le toit, auquel
on accède par un “phare”, en verre transparent et métal :
la forme de spirale de l’escalier était orientée pour utiliser
le vent d’est, dans le but d’aérer l’étage inférieur.
Contrariant les directives de l'architecture
moderne, le toit n’est pas "terrasse", juste couvert de gravillons fins
!
D’en haut, on a une vue plongeante sur le
solarium du jardin, une sorte de piscine carrée, mais “sans eau
pour ne pas attirer les moustiques”, dont un pan incliné recouvert
de carreaux noirs semble encore attendre son matelas de plage et la solide
table en béton armé, ses verres à cocktail. |
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